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Si j’étais entraîneur de foot, j’irais voir les tournois de judo

Si j’étais entraîneur de foot, j’irai voir les tournois de Judo. Si j’étais un photographe, je m’inscrirais pour les prochains championnats vaudois de Judo et je passerais ma journée à photographier les noeuds, rien que les noeuds, des ceintures des enfants présents.

J’étais à Epalinges dimanche pour ce grand rendez-vous et c’est la première chose qui m’a frappé : les noeuds des ceintures. Il y avait le noeud qui tient quatre secondes ; le noeud qui résiste longtemps mais fait comme une montagne de tissu sur le nombril du môme ; le noeud qui se promène dans le dos ; le noeud qui ne tient pas du tout le judogi (c’est la chemise du judoka, m’a dit ma collègue Annick), et laisse vite apparaître les torses de poulets des petits combattants. La ceinture indomptable, la ceinture en balade, la ceinture mouillée par les larmes, ou chiffonnée par la colère de celui qui jamais n’arrive à la ramener à son vrai rôle de ceinture : un vrai poème, tout cela. Un poème sur l’enfance et ses jolis désordres qui rappellent que l’apprentissage est long, qu’il faut faire et refaire, mais que tout est possible. Car j’ai vu aussi des noeuds parfaits et des vestes demeurer fermées même dans les duels les plus coriaces.

Cela dit, si j’étais un entraîneur de jeunes footballeurs, j’accompagnerais le photographe. J’irais observer, écouter, entendre, retenir ce qui se fait et ce qui se dit. Je me ferais ombre des moniteurs et entraîneurs, des arbitres, qui sont les détenteurs de l’autorité et du savoir dans ce monde d’apprentis. Si j’étais entraîneur de football, j’admirerais cette façon qu’ils ont de parler tranquillement, à voix douce, mais ferme, ou ferme, mais douce, aux enfants. Cette façon, lorsque le combat est suspendu pendant quelques secondes, d’expliquer, d’informer, de corriger, de transmettre la connaissance. Cette façon de prendre par l’épaule, d’un geste qui n’est ni celui du père ni celui de l’instituteur, mais d’un homme extérieur qui sait d’autres choses que le père ou l’instituteur. Et en même temps cette façon d’être vraiment, sincèrement, complètement dans le même monde que le petit judoka.

Après une journée ainsi passée à observer, à prendre des notes, à demander des explications, à capter tous ces murmures fertiles, je retournerais à mon banc d’entraîneur de football. Et, pour le printemps qui revient, pour les matches à venir, je ferais les choses autrement. Je ne hurlerais plus mes consignes pendant le jeu, je les donnerais avant le match, à la mi-temps, et à la fin. Je transmettrais de la tranquillité, de la sérénité, plutôt que de la fébrilité. J’interdirais le geste interdit. Je rassurerais mes joueurs en leur enseignant le bonheur du geste juste, la saveur du projet collectif, plutôt que le seul goût de gagner, sans pourtant le bannir. Mais en le ramenant à sa juste place. Je serais regardé comme un animal curieux par mes collègues entraîneurs qui ne comprendraient pas pourquoi, au bord des terrains, je remplacerais peu à peu le cri par le murmure, l’engueulade par le conseil. Ils ne me comprendraient pas jusqu’au jour où ils accepteraient de m’accompagner à un grand rendez-vous de judo.

Philippe Dubath

Article paru dans le "24Heures" du mercredi 11 mars 2009